Les outils du devoir de vigilance en pratique

Les outils du devoir de vigilance en pratique

Débats sur l’éthique des affaires | read time: 11 min

Published: 7 juillet 2025

Compte-rendu du petit-déjeuner d’échange de GoodCorporation, du 25 juin 2025, Paris 

Qu’il s’agisse de la loi française sur le devoir de vigilance adoptée en 2017 ou de ses équivalents en Allemagne, en Norvège ou au Royaume-Uni, l’évolution des cadres réglementaires a incontestablement poussé les entreprises multinationales à mieux intégrer l’identification des risques en matière de droits humains et à renforcer leurs dispositifs de prévention des impacts sur les personnes et les communautés. Ces législations ont érigé l’identification des risques en étape centrale de toute démarche de due diligence, envoyant un message clair aux grandes entreprises : vous ne pouvez plus prétendre ne pas savoir.

Dans leur grande majorité, les grandes entreprises ont amorcé ce virage. Des équipes dédiées aux droits humains ou à l’impact social ont vu le jour au sein des directions RSE ou Développement durable. La cartographie des risques est progressivement devenue un exercice plus familier, tout comme l’approche consistant à évaluer les risques pesant sur les parties prenantes – et non plus seulement ceux menaçant l’entreprise elle-même. Dans ce contexte, des outils tels que les due diligences renforcées sur les fournisseurs à risque, les audits sociaux ou encore les évaluations d’impact sur les droits humains (HRIAs) s’imposent désormais de plus en plus dans les pratiques des grands groupes. Ce qui relevait hier d’une démarche pionnière devient aujourd’hui plus courant : la boîte à outils des entreprises en matière d’évaluation des impacts sur les droits humains s’est nettement étoffée et tend à se généraliser.

Mais une question essentielle demeure : comment articuler efficacement ces différents outils au sein d’un dispositif global de gestion des risques et des impacts ? Comment éviter que ces démarches ne forment une mosaïque d’initiatives isolées, mal coordonnées, voire mal comprises par les parties prenantes, internes comme externes ? Autrement dit, maintenant que l’identification des risques s’est progressivement installée comme un dispositif bien maîtrisé, comment créer un système cohérent et intégré entre tous les outils d’identification du risque ? Et, surtout, que faire une fois les risques ou impacts identifiés ? Comment passer de la connaissance à l’action, de l’analyse à la remédiation ? Car si les outils permettent aujourd’hui de savoir, ils doivent désormais permettre d’agir.

Dans ce contexte, GoodCorporation a souhaité réunir un panel d’entreprises afin d’échanger sur les pratiques mises en place pour évaluer les impacts droits humains sur le terrain, tels que l’audit social, l’étude d’impact droits humains et les worker voice systems et la manière dont ces outils sont utilisés, comment les coordonner, et comment ils peuvent devenir des vecteurs de transformation durable sur le terrain et au sein des organisations.

Caroline Le Mestre, Clément Caballero, Sabyle Merched et Sarah Guetlin, respectivement Directrice, Manager, Consultante et Consultante junior au sein du bureau français de GoodCorporation, ont ouvert les discussions par une courte introduction du sujet. La parole a ensuite été donnée aux participant.es.

Les droits humains dans les entreprises : une montée en maturité progressive

Tout d’abord, tous les participant.es ont souligné les défis posés par la structuration d’une démarche droits humains.

Mettre en place une démarche droits humains est un processus long, parfois étalé sur une décennie, mais indispensable pour faire évoluer les mentalités en interne. Cela suppose une collaboration étroite entre plusieurs directions (achats, juridique, RSE, etc.) ainsi qu’avec des acteurs externes, notamment sur le terrain. La sensibilisation aux droits humains reste un enjeu majeur, car il peut exister encore une forme de résistance sur ces questions, tant dans certaines filiales qu’au sein des réseaux de partenaires. Il faut du temps pour reconnaître l’existence de risques humains saillants, souvent concentrés dans des zones géographiques spécifiques, et pour structurer une réponse cohérente.

L’approche de l’identification des risques repose généralement sur une méthodologie alignée avec les Principes directeurs des Nations unies (UNGPs). Cependant, la traçabilité reste un défi : les chaînes d’approvisionnement sont longues, complexes, souvent opaques. Face à cette réalité, la priorisation devient essentielle pour concentrer les efforts là où les risques sont les plus critiques.

Les populations les plus vulnérables – présentes dans tous les pays – sont souvent les plus exposées dans les chaînes de valeur, et les leviers d’action sont limités. Si certaines entreprises montrent une volonté claire d’avancer, d’autres restent dans une culture réactive, peu propice à l’anticipation. L’accent mis sur la certification atteint parfois ses limites : malgré des investissements conséquents dans les programmes de certification, les résultats sont souvent décevants et les certifications ne garantissent pas toujours une réelle protection des droits humains. Certaines des certifications faisant référence en interne peuvent même ne pas comporter de volet droits humains, ou bien très en surface. Cela peut propager un faux sentiment de sécurité en interne, avec des objectifs irréalistes comme « éradiquer » les risques sans s’attaquer aux causes profondes.

Pour rendre les dispositifs plus efficaces, il est nécessaire d’automatiser certains processus, de développer des leviers d’action concrets et de renforcer la formation des équipes. Les coalitions jouent ici un rôle déterminant : pour critiques que puissent être certaines matières premières pour la multinationale concernée, elle ne représente souvent, elle, qu’une infime partie de ce marché et ainsi aucun acteur ne peut, seul, faire bouger les lignes.

Enfin, dans un contexte où les réglementations peuvent reculer ou s’appliquer de manière inégale selon les régions du monde, il devient difficile de maintenir la pression sur certains partenaires. Dans ces conditions, agir collectivement et de manière pragmatique reste l’un des seuls moyens de progresser durablement.

Mettre en œuvre les outils du devoir de vigilance : entre méthode et limites

Les participant.es ont déclaré s’appuyer sur divers outils pour mettre en œuvre le devoir de vigilance au sein de leurs organisations.

L’auto-évaluation constitue un premier appui utile, notamment pour les entreprises qui débutent leur démarche ou présentent un niveau de risque faible. Toutefois, cet outil reste insuffisant à lui seul. Le volet droits humains fait souvent défaut, bien que des progrès sont notés – comme l’intégration récente des enjeux de salaire décent – mais la dimension environnementale demeure plus mature que celle des droits humains.

Les audits sociaux sont également mobilisés, notamment pour encadrer les relations contractuelles avec certains fournisseurs, par exemple dans des contextes où les employés ne disposent pas de contrats formels. Pourtant, leur efficacité est largement questionnée. Les audits sont parfois menés par des personnes peu formées, qui passent à côté de risques réels sur le terrain. Cette situation met en lumière une responsabilité partagée : celle des prestataires qui se contentent de rapporter ce qu’ils voient sans pousser l’analyse, mais aussi celle des acheteurs en entreprise, qui ne sont pas toujours formés aux enjeux des droits humains et doivent gérer plusieurs sujets en parallèle.

Les audits sociaux font du coup l’objet de vifs débats. En interne, certains les considèrent comme inefficaces et coûteux, et défendent l’idée de s’en passer, d’autant plus lorsqu’il n’existe pas de vraie alternative crédible au fournisseur dont l’audit aura indiqué un niveau de non-conformité inquiétant. En effet, on voit dans certains secteurs que les solutions alternatives à certains pays à haut risque (pays au cadre légal trop faible, pays en situation de conflit) sont hors de prix, et ont totalement disparu du continent européen. Pourtant, les audits restent parfois la seule manière de maintenir une pression sur certains fournisseurs et d’avoir une présence minimale sur le terrain. Il est souligné que, dans certains cas, l’impossibilité de trouver un partenaire spécialisé pour auditer une zone est en soi un signal d’alerte : si l’audit est impossible, alors la collaboration avec le fournisseur ne devrait en théorie pas se poursuivre. Malgré leurs limites, les audits sociaux doivent donc être défendus comme un outil imparfait mais encore utile dans de nombreux contextes.

Les entreprises elles-mêmes ne savent pas toujours ce qu’elles attendent ou doivent faire face à des dilemmes éthiques complexes. Un exemple évoqué illustre cette tension : dans certains contextes, des mères emmènent leurs filles sur les sites de travail pour les protéger de potentielles agressions qu’elles pourraient subir au domicile, alors que la politique de l’entreprise interdit strictement la présence d’enfants sur les sites. Que faire dans une telle situation ? Ce type de dilemme met en évidence le besoin d’adapter les approches à la réalité du terrain.

La transparence, attente croissante des investisseurs 

Les participant.es dénoncent également le manque de transparence dans les processus d’audit : les investisseurs n’ont souvent aucune visibilité sur le cadre utilisé, sur la manière dont les données sont collectées, ou sur la fiabilité des constats. Montrer sa capacité à hiérarchiser les risques les plus critiques est un levier pour démontrer sa maturité aux yeux des investisseurs. Mais il est nécessaire de questionner la pertinence de cartographies de risques très complètes si, au final, les entreprises adoptent des approches standardisées sans priorisation réelle. Les investisseurs peuvent parfois être de vrais partenaires, notamment en sensibilisant les directions générales aux enjeux de droits humains.

Une bonne pratique identifiée consiste à adopter une posture de transparence sur ses risques saillants. Partager un exemple d’un HRIA bien conduit peut illustrer une approche responsable et mature, fondée sur l’acceptation des risques, la co-construction avec les parties prenantes, et la recherche de solutions à long terme. Ce type de démarche proactive est bien plus valorisée par les investisseurs qu’un discours défensif ou qu’un désengagement motivé par la peur du risque.

Le rôle croissant des worker voice systems 

Les worker voice systems, qui recueillent la parole directe des travailleurs, sont de plus en plus utilisés en complément des audits classiques, notamment pour mieux détecter des problématiques telles que le harcèlement ou les conditions de travail dégradées. Ces enquêtes prennent la forme de plaintes remontées via des canaux éthiques anonymes. Toutefois, l’anonymat rend l’action plus difficile, et ces dispositifs doivent être adaptés aux réalités du terrain. Par exemple, dans des contextes où les travailleurs sont illettrés, les canaux classiques (applications, QR codes, formulaires) ne sont pas accessibles, ce qui va à l’encontre du principe d’accessibilité des mécanismes de gestion des plaintes (grievance mechanisms).

Pour mener ces enquêtes efficacement, il faut dépasser les obstacles techniques. L’adhésion du management du site et un minimum de transparence sont indispensables. Ce qui s’est révélé le plus efficace dans plusieurs cas, c’est l’envoi d’équipes locales formées pour sensibiliser directement les travailleurs. Le recours à des ONG locales, qui parlent la langue et connaissent le contexte, a permis de mieux embarquer les équipes dirigeantes des entreprises cibles.

Les participant.es ont partagé l’exemple d’un worker voice system mis en place chez un sous-traitant. Ce type d’initiative peut être perçu comme une ingérence, d’où l’importance d’impliquer le management local en amont et de leur démontrer les bénéfices potentiels (réduction des risques, meilleure rétention des employés, conformité réglementaire, renforcement de la relation avec le client). La co-construction des démarches est essentielle, car ce sont leurs employés ou des personnes liées à la chaîne de valeur de l’entreprise. Dans les cas présentés, c’est une ONG, en lien avec un expert digital, qui pilotait les enquêtes sur le terrain, en coordination avec le distributeur. Les résultats étaient ensuite partagés avec l’entreprise.

Des tentatives ont été faites pour encourager les réponses via des mesures incitatives financières, mais cela a parfois entraîné des abus, comme des questionnaires remplis par des proches des salariés. Ces dérives rappellent les limites du dispositif et la nécessité d’un accompagnement rigoureux.

Les HRIA, un outil unique 

Les HRIAs sont des outils plus coûteux que d’autres mécanismes de vigilance, mais ils se révèlent particulièrement efficaces. Réalisés par des tiers indépendants, ils permettent une analyse approfondie des impacts en prenant le temps de consulter de manière sécurisée une diversité de parties prenantes. Contrairement à d’autres outils plus standardisés, les HRIAs permettent de faire émerger des risques souvent invisibles. Ils permettent aussi de faire émerger les causes profondes des impacts identifiés, permettant d’orienter stratégiquement les plans d’action qui en ressortent. Souvent, les consultants peuvent aussi être en mesure de tester les actions recommandées directement avec les parties prenantes concernées.

Par ailleurs, les HRIAs se distinguent également par leur capacité à cartographier avec précision les parties prenantes, à identifier des partenaires potentiels pour la remédiation, et à favoriser la mise en place d’actions collectives, souvent nécessaires pour répondre à des impacts systémiques. Leur réalisation s’inscrit dans une temporalité plus longue, propice à une compréhension approfondie des dynamiques locales et à un engagement durable.

En complément, l’outil open source développé par la Fair Labor Association (FLA) nommé Human Rights & Environment Due Diligence (HREDD) permet d’évaluer la maturité des fournisseurs dans leur gestion des risques liés aux droits humains. Il ne s’agit pas seulement d’afficher des principes – par exemple l’interdiction du travail des enfants – mais de comprendre les causes profondes des violations. L’absence de salaire décent, par exemple, peut contraindre les mères à emmener leurs enfants sur les lieux de travail faute de solutions de garde. L’approche ne peut donc pas être uniquement punitive : elle nécessite un travail de fond, en collaboration avec les autorités locales et via des coalitions d’acteurs, pour proposer des alternatives concrètes et durables.

Conclusion

La combinaison de plusieurs outils est essentielle pour assurer une vigilance efficace en matière de droits humains. Cela nécessite un travail en collaboration avec une diversité d’acteurs – ONG locales, pairs, gouvernements – afin d’ancrer les démarches dans la réalité du terrain.

En interne, il est crucial de faire progresser la compréhension des enjeux au-delà de la seule question des coûts. S’appuyer sur des alliés, notamment dans les fonctions clés, permet de gagner des arbitrages et assurer un progrès long terme. Pour convaincre, il faut aussi mettre en évidence le coût de l’inaction, en le chiffrant autant que possible : impact financier, réputationnel, juridique ou lié aux notations ESG.

Il est aussi important de tirer des enseignements des crises passées, de montrer que les attentes évoluent rapidement – en particulier chez les jeunes générations – et que le sujet n’est pas seulement un risque, mais aussi une opportunité. Le développement de solutions innovantes, la maîtrise des données et une approche proactive peuvent devenir des leviers différenciants pour les entreprises.

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